دانلود کتاب De l’esclavage au salariat: Économie historique du salariat bridé
by Yann Moulier Boutang
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عنوان فارسی: از بردگی به کار مزدی: اقتصادی تاریخ دستمزد-درآمد کلمپ |
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Il me faut faire un compte-rendu concis d’un grand livre. De l’esclavage au salariat de Yann Moulier Boutang n’est pas seulement un grand livre par le format – 770 pages d’une écriture serrée, ce qui, soit dit entre parenthèses, n’en rend pas la lecture facile. Mais cette lecture est absolument nécessaire pour au moins deux raisons. D’une part, le livre présente une documentation d’une richesse exceptionnelle sur les différentes formes d’organisation du travail qui ont précédé, et aussi qui ont pour une part coexisté avec le rapport salarial moderne. Le rapport contractuel de travail né dans le creuset de la double révolution industrielle et politique du xviiie siècle européen est ainsi mis en perspective à la fois dans le temps et dans l’espace. Le travail « libre », même en mettant avec Marx des guillemets à ce terme, représente une innovation dont la spécificité doit se comprendre d’abord par sa différence avec les multiples modalités d’imposition du travail forcé qui avaient depuis toujours dominé l’organisation de la production à l’échelle de la planète.
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C’est dire en même temps que cet ouvrage est bien autre chose qu’une somme érudite des connaissances disponibles sur le travail. Il propose une théorie générale des rapports de travail et des rapports au travail, qui reconstruit l’articulation de leurs différentes configurations et la logique de leurs transformations. Il s’agit en fait de l’élaboration d’une économie historique du salariat qui marque la place du salariat « libre », tel que nous le connaissons au sein de la nébuleuse du travail dépendant. Le bénéfice par rapport aux interprétations habituelles de l’histoire du travail est considérable. Une telle ligne d’analyse rompt avec une conception téléologique, ou évolutionniste, selon laquelle le salariat moderne serait la forme achevée de l’organisation du travail à partir de laquelle on pourrait lire les réalisations antérieures comme autant de modalités archaïques par rapport à notre modèle de l’emploi. Mais prenons un exemple. L’esclavage peut apparaître comme la forme primitive et absolue du travail dépendant par laquelle l’appropriation du travail par le maître passe par la propriété de la personne du travailleur. Cependant, on assiste aux débuts de l’époque moderne à une véritable réinvention de l’esclavage fondé sur la traite des Noirs en direction des colonies d’Amérique. Le travail esclavagiste organisé dans les grandes plantations représente la forme la plus adéquate et la plus rentable de l’organisation de la production intensive du sucre, du coton, du café. Ainsi l’économie de la plantation, telle qu’elle se développe surtout aux xviie-xviiie siècles, et encore pour une part au xixe, surtout en Amérique, réalise une unité de production capitaliste et moderne à mettre en rapport avec les concentrations industrielles qui s’implantent en Europe occidentale à l’époque. L’une et l’autre font partie de l’économie-monde. La plantation de sucre ou de coton, comme la fabrique de textiles, alimente le grand commerce international, consolide l’accumulation du capital sur une base mondiale et conspire à imposer l’hégémonie du capitalisme le plus avancé. L’esclave noir dans l’économie de plantation et le prolétaire des premières concentrations industrielles apparaissent ainsi moins comme deux figures opposées, l’une archaïque et totalement asservie, l’autre moderne et libre, que comme deux types de travailleurs assujettis œuvrant en synergie dans la dynamique du développement du capitalisme moderne.
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En d’autres termes, on ne saurait seulement opposer le travail forcé et le travail « libre ». Outre que le salariat moderne comporte toujours une dimension de subordination, il existe en fait de multiples formes de travail contraint et de « salariat bridé » selon l’heureuse expression de Moulier Boutang : esclavage, servage (y compris le second servage qui s’est réimposé en Europe à l’est de l’Elbe jusqu’à la fin du xixe siècle), « engagement » dans les colonies anglaises et françaises, péonage, système des coolies en Asie, régime de l’apartheid en Afrique du Sud, etc. – mais aussi dans l’Europe pré-industrielle, mise au travail forcé des pauvres, des vagabonds, des criminels, galères, déportations, manufactures royales, hôpitaux généraux… Yann Moulier Boutang ne se contente pas de marquer la spécificité de ces formes de travail dépendant. Il reconstruit les logiques qui les constituent et représente autant de variantes autour d’un thème central qu’il est sans doute le premier à avoir souligné avec une telle vigueur. Pour lui, l’économie historique du travail c’est aussi l’histoire de la résistance des travailleurs aux contraintes qui les asservissent. Ce que Moulier Boutang appelle le « continent de la fuite » c’est cette nébuleuse de tentatives souvent avortées et parfois tragiques pour échapper à l’emprise du travail dépendant : esclaves marrons, serfs en rupture, vagabonds condamnés à l’errance, prolétaires déracinés, immigrés en quête d’un éden lointain : la défection (l’exit de Hirschman) est l’envers de l’encastrement du travail contraint, et la mobilité de la main-d’œuvre constitue le fil rouge, le plus souvent occulté, qui rend compte de la naissance, de l’usure et du remplacement des différentes formes de structuration dominantes du travail. Par exemple, les guildes et jurandes médiévales se constituent à partir de l’exode des serfs vers les villes, les compagnons qui échappent aux rigidités corporatistes forment un premier noyau de salariés « libres » mais réprimés, les prolétaires coupés de leurs attaches rurales fournissent l’essentiel de la main-d’œuvre pour la première industrialisation, les migrants internationaux alimentent aujourd’hui un marché secondaire du travail dans les pays capitalistes avancés.
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Cette entrée inaugure une histoire du capitalisme à partir du « bas » et des acteurs qui n’entrent pas dans son hagiographie. Cette histoire n’avait jamais systématiquement été tentée, et Moulier Boutang en pose au moins les principes directeurs. Sa portée dépasse la réhabilitation romantique de nouvelles catégories de damnés de la terre. On comprend que le capitalisme n’est pas seulement une entreprise impitoyable d’extraction de la plus-value. Il est aussi un jeu avec la liberté qui produit à la fois des effets pervers et des conséquences positives. Le contrôle de la mobilité des travailleurs – sous différentes formes, de la répression ouverte à l’élaboration de politiques sociales pour les fixer en passant par les exercices de séduction du paternalisme patronal – apparaît ainsi comme la clé de voûte des stratégies qui ont permis le développement du capitalisme. La possibilité de maîtriser la liberté par la contrainte, de conjurer la fuite par la reterritorialisation forcée ou négociée, de réguler la mobilité en assignant les travailleurs à des tâches précises sont aussi nécessaires que l’accumulation des capitaux et la circulation des richesses pour rendre compte de la réussite du capitalisme. Mais ces exigences pourraient aussi rendre compte de sa vulnérabilité. Yann Moulier Boutang suggère que le talon d’Achille de toutes les formes d’organisation du travail imposées par les successifs maîtres du monde est cette possibilité d’échapper aux contraintes, de prendre la tangente par l’indiscipline, la révolte, la fuite, le déplacement, l’immigration – autant de tentatives coûteuses et souvent écrasées, mais à travers lesquelles s’exprime une liberté des dépendants. L’histoire de ces défections et des recompositions auxquelles elles donnent lieu accompagne en sourdine l’histoire de la promotion du capitalisme à l’échelle mondiale. L’immense mérite de l’ouvrage de Yann Moulier Boutang est de tracer les principales lignes directrices de cette chronique enfouie, et sa leçon vaut à la fois pour le passé, pour le présent et pour l’avenir.
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Car cette histoire n’est pas achevée. Au plus près de nous, la société salariale implantée en Europe occidentale après la Seconde Guerre mondiale avait promu un compromis relativement satisfaisant entre ces deux poussées antagonistes. Les contraintes du travail nées des exigences du marché avaient été relativement équilibrées par des procédures collectives de sécurisation des travailleurs (droit du travail, protection sociale). On sait que cet édifice qui a toujours été fragile apparaît aujourd’hui profondément ébranlé. La « grande transformation » à laquelle nous assistons, c’est sans doute une remise en mobilité du monde du travail et une individualisation des tâches, des cursus professionnels, des trajectoires de vie. Cette nouvelle donne remet en question les anciennes régulations, et en particulier celles du rapport salarial classique. Il faut certes se garder de la célébrer unilatéralement comme un affranchissement à l’égard des contraintes, car l’absence de lois et de droits sert surtout les intérêts des dominants. Cependant, c’est aussi une chance donnée à la mobilité, une ouverture vers la liberté qui peut être un formidable défi à relever pour éviter qu’elle ne conduise au naufrage de toutes les régulations du travail. •
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Robert Castel