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Extrait de l'introductionIl me fallait un commencement. J'en avais imaginé un, qui me convenait, mais il m'est apparu qu'il était déjà pris :Un spectre hante l'Europe : c'est le spectre des marchés. Pour le traquer, toutes les puissances de la vieille Europe se sont liguées en une sainte chasse à courre : le pape et les présidents de la République, la droite nationale-populiste et la gauche radicale-communiste, des radicaux grecs et des politiciens bruxellois.À dire le vrai, c'est plutôt à Jean-Paul Sartre que j'emprunterai, sinon mon commencement, du moins le fil directeur. Je voudrais raconter à mon tour l'histoire du Diable et du Bon Dieu. Mais à peine ai-je soutenu cette prétention que je peine à camper les personnages de la pièce. En effet, il n'est de jour qui passe sans que soient voués aux gémonies «les marchés». Qui ? Les marchés, vous dis-je. En un curieux retour de flamme ultra-structuraliste, voici désormais que l'on proclame non plus la fin de l'Histoire, mais, au contraire, son grand retour sous la figure, d'après une célèbre formule du philosophe marxiste Louis Althusser, d'un «procès sans sujet». Nous y voilà : les marchés sont désormais l'incarnation suprême d'un capitalisme anonyme, apatride, dévastateur des êtres et des vies. À y regarder de près, ces marchés cessent d'être anonymes pour s'incarner en des institutions financières, des fonds de placement, des investisseurs institutionnels et autres organismes de prêt qui ont, pour nous autres gens sans qualité, le visage très incarné du guichetier de notre banque ou de notre responsable de compte. Le pluriel «des marchés» n'a pas pour avantage seul de mettre à distance les activités jugées répréhensibles d'institutions dont nous sommes les clients ; il a le grand désavantage de ne plus permettre de penser, de réfléchir, de comprendre, donc d'agir.Nul ne pouvant dater historiquement le moment où le pluriel l'aurait emporté sur le singulier, je demeure, pour ma part, fidèle au singulier : le marché, qui est mon objet de recherche historique depuis longtemps. L'avantage que je trouve à parler de mon objet au singulier, c'est de poser l'unité, voire l'unicité d'un instrument d'échange, et de le distinguer des usages qui en ont été, sont et seront faits (et pour lesquels alors la forme plurielle pourrait avoir quelque pertinence). Le marché, dans sa fonction première, est bien antérieur au rôle diabolique ou divin qu'on lui attribue de nos jours.Dans la première définition, celle du dictionnaire de l'ancien français et de ses dialectes, le mot marché, dit marchié, n'a qu'un seul sens, celui de «vente, achat à un prix débattu». Plus tard, les définitions des dictionnaires incorporeront ce que l'histoire a construit comme l'espace où se tiennent les échanges marchands et l'Encyclopédie réunira les deux sens : celui particulier de la «place publique dans un bourg ou une ville où [l']on expose des denrées en vente» et celui plus général de «traité par le moyen duquel on échange, on troque, on achète quelque chose, ou l'on fait quelque acte de commerce». Dans ce sens général, que je reprends, et hors de l'exercice de la seule finance, le mot «marché» est une modalité des échanges caractérisée par le fait que les biens échangés font l'objet d'une discussion sur l'estimation de leur valeur suivie d'un accord ; discussion qui s'oppose à l'échange aristocratique fondé sur la prééminence de la noblesse qui, de droit, en dicte les termes. Les enjeux de la fixation du prix dépassent alors le seul domaine de l'économie pour toucher à l'organisation même des sociétés. Or, jusqu'à la Révolution française, la société vit dans une économie de nature aristocratique. Mais cette économie, fondée sur le don et le privilège, n'en est pas moins une économie de marché. Une des tensions majeures de l'époque vient précisément du fait que le pays vit sous un régime politique aristocratique, alors que sa richesse est irriguée par l'économie marchande. Si la Révolution française a mis à bas le pouvoir aristocratique, elle n'a pas touché aux autres institutions qui ont continué à vivre avec des régimes d'autorité traditionnels. Ainsi, entre autres, la famille est restée patriarcale et le monde du travail soumis aux patrons.Revue de presseEn lisant le nouvel ouvrage de l'historienne de l'économie Laurence Fontaine, Le Marché. Histoire et usages d'une conquête sociale, on sent l'auteure fascinée par ce monde en mouvement, qui grouille et bouillonne depuis des siècles sur tous les continents. Passionnée par les archives comme par l'observation de l'époque contemporaine, Laurence Fontaine transporte avec allégresse son lecteur des places de La Haye au XVIIe siècle aux rues étroites du bidonville de Dharavi aux portes de Bombay, où se pressent aujourd'hui les vendeurs de rue. Elle y voit partout des individus qui tentent de s'arracher à leur condition. D'ailleurs, l'accès sans entraves aux échanges n'est-elle pas une revendication des plus pauvres ? C'est que, contrairement à l'idée admise que le marché serait intrinsèquement " mauvais ", l'historienne soutient qu'il n'est ni malin ni divin en soi...L'ouvrage se termine par une proposition : que l'on considère le marché comme un " bien public " auquel chacun doit avoir accès. Ce serait une manière d'en terminer avec les dérives, avec l'usage inégalitaire qui en est fait, toujours en faveur des nantis. (Julie Clarini - Le Monde du 9 janvier 2014)